Le film s’ouvre et se termine sur une scène de chaos. Chaos euphorique, métissé et populaire lors de la dernière finale de la coupe du monde de football. Chaos violent, désespéré et destructeur lors d’un final filmé comme une guérilla urbaine. Entre les deux, quelques dizaines d’heures de la vie de Montfermeil dans le 93, entre flics de la BAC, gamins des rues, dealers, frères musulmans, médiateurs, parents dépassés et caïds de quartier.
Presque vingt cinq ans après la Haine, Les Misérables fait écho au film coup de poing de Mathieu Kassovitz à plus d’un titre. Tout d’abord, la plongée dans le cœur d’une cité de banlieue avec une vraie proposition de cinéma. Ladj Ly comme Kassovitz avant lui ne se contente pas d’un état des lieux, il nous embarque dans son histoire avec de somptueux plans aériens (l’utilisation du drone pour rendre compte de l’enfermement dans lequel les barres d’immeubles confinent les habitants des citées est brillante), de plans tournés caméra à l’épaule dans des cages d’escaliers, de poursuites incroyablement fluides et d’une proximité avec ses acteurs, pour la plupart amateurs, d’une justesse incroyable. Autres points communs aux deux films, l’intrusion d’animaux anachroniques au cœur de la cité (une vache dans la haine, un bébé lion pour Les Misérables), des personnages de flics aux allures de cow boys et la quête d’un objet perdu (un flingue ou la carte mémoire d’une caméra) par qui le drame arrive.
Mais loin de se contenter de suivre les pas de son ainé, Les Misérables dresse aussi le portrait d’une société malade de sa propre violence et de sa propension à répéter les même modèles d’une génération à l’autre, un univers clos et un fragile équilibre entretenu par les médiateurs, les dealers, les flics et les frères musulmans, véritable contre pouvoir pour une jeunesse privée de tous ses repères.
L’un des plus grands mérites de Ladj Ly, et pas le moindre, est d’avoir digéré sa colère pendant de longues années et de nous proposer des portraits individuels sans aucune animosité ni jugement. Personne n’a fondamentalement tort ou raison, tout le monde agit selon ses propres motivations et son intérêt personnel, persuadé de son bon droit et de sa légitimité. Et alors que le réalisateur installe ses protagonistes et déroule son histoire, on assiste sans s’en rendre compte à la magie du cinéma. Les scènes d’anthologie s’enchainent (le face à face entre les forains et les noirs est un modèle du genre), les destins se croisent avec une incroyable fluidité pour aboutir à un final aussi tragique qu’inquiétant, un renversement de toute forme d’autorité par des gamins humiliés depuis leur plus jeune âge.
Ces Misérables nous poursuivent longtemps après avoir quitté la salle, constat implacable d’une situation explosive que nous n’apercevons plus que par le prisme des faits divers. C’est sans aucun doute la marque des très grands films.
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