jeudi 22 octobre 2015

Crimson Peak

Guillermo del Toro fait partie de ces cinéastes, peu nombreux, qui arrivent à mettre leur immense talent au service d’un amour sincère du cinéma de genre. Mêlant super héros et mythe vampirique dans Blade 2, sublimant à l’écran un comic très graphique autour de la démonologie et, toujours, du super héros avec Hellboy, illustrant le film de monstre avec Mimic ou rendant hommage aux combats homériques du bestiaire nippon (Godzilla et ses suites) avec Pacific Rim, il jongle avec adresse entre le spectaculaire et l’humanisme, entre l’action et des scènes intimistes qui font mouche à chaque fois. Crimson Peak ne fait pas exception à la règle. 
Se tournant cette fois du côté de la Hammer et du flamboyant gothique italien, le réalisateur se fait, et nous fait plaisir avec cette histoire de fantômes à cheval entre deux continents et deux époques. Débutant aux États Unis à l’aube de la Révolution Industrielle, le film déroule sa seconde partie en Angleterre, terre de traditions et de légendes contrastant singulièrement avec la modernité encore naissante d’un continent en pleine mutation. Entre ces deux mondes que tout oppose (le stylo contre la machine à écrire, la nouvelle bourgeoisie contre l’aristocratie, les villes modernes contre la campagne glacée environnant Crimson Peak) se débat Edith Cushing, une jeune romancière tiraillée entre un amour de jeunesse et le charme mystérieux d’un baronnet anglais. 
Porté par un casting solide dominé par une impressionnante Jessica Chastain dans un rôle taillé pour Barbara Steele quarante ans plus tôt, Crimson Peak se révèle être une romance vénéneuse teintée de passion interdite, une histoire de fantômes dans la plus pure tradition du genre. Si l’on peut déplorer des effets numériques parfois peu convaincants et mal intégrés, il faut saluer le soin tout particulier apporté par le réalisateur au niveau des décors. Le château de Crimson Peak est un personnage à part entière à lui tout seul, un lieu maudit dont le délabrement n’est que l’écho de celui de ses occupants. Guillermo del Toro imprime sa patte dans chaque plan de ce nouveau film plus graphique que jamais, payant son tribu à ses multiples références. 
Parfois de manière un peu trop appuyée quand il donne le nom de Cushing à son personnage principal, en hommage à l’un des acteurs phares de la Hammer avec Christopher Lee. Preuve en sont les apparitions fantomatique des morts qui ressemblent à s’y méprendre aux Nazguls du Seigneur des Anneaux, eux même directement inspirés de la Mort dans Fantômes contre Fantômes du même Peter Jackson avec lequel le réalisateur a longuement collaboré. 
Nourri de multiples influences, Guillermo del Toro conserve cependant une sincérité dans sa démarche artistique qui force le respect, d’autant qu’elle se double d’une maitrise de l’image et de la narration peu commune. Ses projets futurs en témoignent, l’homme n’est pas prêt de faire des compromis dans ses choix artistiques et l’on ne peut que s’en réjouir.

Sicario

Les excès et les débordements de violence des cartels mexicains et colombiens sont une source d’inspiration inépuisable pour la littérature (La griffe du chien de Don Winslow), la télévision (Narcos) ou le cinéma (Cartel de Ridley Scott). L’appropriation d’un tel sujet par Denis Villeneuve mettant en scène des interprètes de la trempe d’Emily Blunt, Benicio Del Toro ou Josh Brolin ne pouvait que laisser rêveur. Le résultat est à la (dé) mesure de l’attente.
Plongeant dans les arcanes de la lutte sous terraine que le gouvernement américain mène contre les cartels de la drogue mexicains par l’intermédiaire des agents de la CIA, Sicario nous entraine dans les méandres obscurs d’un combat sans aucun code d’honneur, une guerre de position où, pour citer l’un des personnages, on déplace les frontières morales à sa guise pour ne pas avoir à les dépasser. 
Habilement construit autour de trois personnages clefs et extrêmement documenté, Sicario n’en demeure pas moins une fiction comme en témoignent les plans aériens du désert mexicain ou de Ciudad Juarez. Le réalisateur indique clairement dès le début du film qu’il ne va pas nous entrainer au cœur de la ville, nous immerger dans le quotidien des acteurs (victimes ou bourreaux) de ce drame, mais prendre une hauteur nécessaire à son récit aux enjeux multiples. Des enjeux incarnés justement par ce trio de personnages principaux. D’un côté l’agent du FBI Kate Macer, boussole morale du spectateur et véritable porte d’entrée vers un monde que nous découvrons en même temps qu’elle. De l’autre côté se trouve le mystérieux Alejandro, ancien procureur devenu tueur à gage au service de ceux qui lui permettront d’assouvir une vengeance toute personnelle. Entre les deux, le conseiller de la CIA Matt Graver distribue les cartes, tel un marionnettiste un brin cynique, à cheval sur le fil ténu de la frontière séparant le bien du mal, la criminalité de la moralité. Et c’est bien là le principal intérêt du film que d’éviter tout manichéisme en nous faisant comprendre que pour tuer un monstre il faut peut-être devenir un monstre à son tour. L’acte final d’Alejandro, tout comme celui de l’American Sniper de Clint Eastwood, le fait basculer si loin dans la violence qu’il empêche de fait toute iconisation alors que son personnage s’y prêtait totalement. 
Conscient de la lourdeur de son sujet qu’il choisit pourtant de traiter comme un thriller (et non comme un pseudo reportage), Denis Villeneuve ne tombe pas dans le piège de la facilité et de l’absolution de ses protagonistes. La guerre qu’ils livrent est sale, le rôle de la CIA est pour le moins trouble et les moyens démesurés que l’agence emploie restent à la mesure des enjeux pourtant dérisoires de ce conflit (contenir les cartels plutôt que d’espérer les anéantir). 
Sicario n’est certes pas exempt de tout défaut. Le personnage du policier mexicain corrompu semble en décalage avec le reste du film. Même si la volonté du réalisateur de donner plusieurs points de vue au spectateur est louable, ce segment est au choix en trop ou pas suffisamment développé. De même, on peut s’étonner de la facilité avec laquelle Alejandro se débarrasse de ses ennemis. Mais ces quelques scories sont vite compensées par une maitrise de la mise en scène percutante, comme en témoignage la scène du transfert de prisonnier au sein de Ciudad Juarez, qui reste un sommet de tension. Les interprètes sont tous à la hauteur de leurs personnages et la direction d’acteur est parfaite. 
Alors oui, on peut regretter l’absence de différents points de vue (encore une fois maladroitement esquissée avec le policier ripou et sa famille), notamment du côté mexicain, qui aurait été raccord avec le dernier plan du film. Le réalisateur a choisi de raconter son histoire du point de vue des forces de l’ordre avec l’angle du thriller, et il le fait parfaitement. Oui, le sujet se prêterait à un film fleuve de quatre heures où se croiseraient des dizaines de personnages évoluant sur des années. On peut en rêver en effet, mais ceci est un autre film.