dimanche 7 février 2021

L'anomalie


Qu’adviendrait-il si l’on se trouvait face à face avec nous même ? Pas de façon allégorique, pas face à un double maléfique, un clone biologique ou un jumeau caché, non, avec un autre moi, en tout point identique, avec lequel nous partagerions les mêmes sentiments et souvenirs, le même vécu à quelques mois d’écart. C’est ce qui arrive aux passagers d’un vol Paris – New York d’Air France en juin 2021 détourné vers une base militaire pour la simple raison que le même vol avec les mêmes passagers a déjà atterri sur le sol américain trois mois plus tôt.

En partant de ce postulat hors du commun, Hervé Le Tellier, et c’est l’une des grandes forces du roman, s’intéresse autant aux causes qu’aux conséquences d’une telle situation. Alors que bons nombres d’auteurs brassant des thèmes similaires convoquent l’argument fantastique pour se sortir, souvent piteusement, d’une intrigue inextricable (voir à ce propos de fort décevant Outsider de Stephen King), Hervé Le Tellier renvoie dos à dos science et religion pour poser sur la table les théories les plus incroyables, mais pour autant argumentées, et conclure son histoire avec une liberté et une hardiesse qui forceront le lecteur le plus blasé à remettre en question les 326 pages précédentes.

Les causes donc, mais aussi, et c’est l’essence du livre, les retombées forcément bouleversantes que de telles confrontations vont provoquer. Certains vont haïr ce double dans lequel ils voient un concurrent ou le miroir insupportable de leurs propres échecs, le tuer car il ne peut en rester qu’un, fuir ou au contraire en faire une occasion d’exister enfin, et plutôt deux fois qu’une. Les trois mois d’existence qui séparent ces deux humanités vont se transformer en gouffre de douleur ou en une occasion unique de seconde chance, de celles dont on rêve une vie entière pour rattraper nos erreurs passées. 

Habile conteur et écrivain chevronné, Hervé Le Tellier prend le temps pendant le premier tiers de son roman d’installer ses personnages principaux, onze en tout, et de les caractériser non pas seulement par des détails physiques ou psychologiques, mais bien par un mode de narration propre à chaque histoire. Le tueur à gage se retrouve ainsi plongé en plein thriller, le couple en crise en drame psychologique et l’écrivain dans une savoureuse mise en abîme. Il en résulte un roman brillant aux influences pop et aux clins d’œil innombrables, une réflexion presque nihiliste sur la nature humaine et ses multiples contradictions, une histoire d’autant plus captivante qu’elle flatte notre intelligence sans pour autant nous perdre en circonvolutions obscures. 

Hervé Le Tellier nous plonge dans un maelstrom addictif et lorsqu’il nous lâche la main à la dernière page de son livre, on se retrouve abasourdi, dans les cordes, mais heureux d’avoir partagé ce voyage.