samedi 23 novembre 2019

Les Misérables

Le film s’ouvre et se termine sur une scène de chaos. Chaos euphorique, métissé et populaire lors de la dernière finale de la coupe du monde de football. Chaos violent, désespéré et destructeur lors d’un final filmé comme une guérilla urbaine. Entre les deux, quelques dizaines d’heures de la vie de Montfermeil dans le 93, entre flics de la BAC, gamins des rues, dealers, frères musulmans, médiateurs, parents dépassés et caïds de quartier. 
Presque vingt cinq ans après la Haine, Les Misérables fait écho au film coup de poing de Mathieu Kassovitz à plus d’un titre. Tout d’abord, la plongée dans le cœur d’une cité de banlieue avec une vraie proposition de cinéma. Ladj Ly comme Kassovitz avant lui ne se contente pas d’un état des lieux, il nous embarque dans son histoire avec de somptueux plans aériens (l’utilisation du drone pour rendre compte de l’enfermement dans lequel les barres d’immeubles confinent les habitants des citées est brillante), de plans tournés caméra à l’épaule dans des cages d’escaliers, de poursuites incroyablement fluides et d’une proximité avec ses acteurs, pour la plupart amateurs, d’une justesse incroyable. Autres points communs aux deux films, l’intrusion d’animaux anachroniques au cœur de la cité (une vache dans la haine, un bébé lion pour Les Misérables), des personnages de flics aux allures de cow boys et la quête d’un objet perdu (un flingue ou la carte mémoire d’une caméra) par qui le drame arrive. 
Mais loin de se contenter de suivre les pas de son ainé, Les Misérables dresse aussi le portrait d’une société malade de sa propre violence et de sa propension à répéter les même modèles d’une génération à l’autre, un univers clos et un fragile équilibre entretenu par les médiateurs, les dealers, les flics et les frères musulmans, véritable contre pouvoir pour une jeunesse privée de tous ses repères. 
L’un des plus grands mérites de Ladj Ly, et pas le moindre, est d’avoir digéré sa colère pendant de longues années et de nous proposer des portraits individuels sans aucune animosité ni jugement. Personne n’a fondamentalement tort ou raison, tout le monde agit selon ses propres motivations et son intérêt personnel, persuadé de son bon droit et de sa légitimité. Et alors que le réalisateur installe ses protagonistes et déroule son histoire, on assiste sans s’en rendre compte à la magie du cinéma. Les scènes d’anthologie s’enchainent (le face à face entre les forains et les noirs est un modèle du genre), les destins se croisent avec une incroyable fluidité pour aboutir à un final aussi tragique qu’inquiétant, un renversement de toute forme d’autorité par des gamins humiliés depuis leur plus jeune âge. 
Ces Misérables nous poursuivent longtemps après avoir quitté la salle, constat implacable d’une situation explosive que nous n’apercevons plus que par le prisme des faits divers. C’est sans aucun doute la marque des très grands films.

samedi 16 novembre 2019

La belle époque

Victor est un vieux con assumé, perdu dans une époque où les communautés virtuelles supplantent les contacts physiques. Il ne comprend plus sa femme, ne supporte plus son fils et passe le plus clair de son temps à fustiger ses contemporains esclaves des évolutions technologiques. Le jour où Antoine, un ami de son fils, lui propose de retrouver l’époque de son choix par le biais d’une reconstitution théâtrale, Victor choisit l’année 1974, le jour où il est tombé amoureux de sa femme dans un café lyonnais. Dés lors, les évènements vont se précipiter, passé et présent se mélangent dans un tourbillon sentimental dont tout le monde sortira changé, pour le meilleur ou pour le pire. 
Loin de l’image de suffisance et d’arrogance qu’il se plait parfois à projeter en public, force est de constater que Nicolas Bedos se révèle avec ce film comme un excellent metteur en scène. La belle époque, loin d’un constat amer sur le thème éculé du « c’était mieux avant » s’inscrit dans la droite ligne des meilleures comédies françaises, portée par des dialogues au cordeau qu’une galerie de comédiens au mieux de leur forme prennent visiblement un plaisir fou à interpréter. 
Mais c’est aussi et surtout dans le montage que le réalisateur impose sa patte et donne à son film ce petit plus indécelable qui le rend si attachant. Maniant les parallèles temporels à la manière de poupées russes s’emboitant les unes dans les autres, Nicolas Bedos impose un rythme soutenu, particulièrement dans la première partie du film comme dans cette scène très découpée des retrouvailles d’Antoine et de Margot. D’engueulades en étreintes, le metteur en scène résume en quelques secondes les relations tumultueuses d’un couple en permanence sur le film du rasoir se nourrissant de ses propres conflits pour avancer. 
Sur le modèle de Tarantino avec Il était une fois à Hollywood, Nicolas Bedos joue sur le personnage de l’acteur interprétant un acteur incarnant lui-même un personnage parfois double (voir à ce propos le rôle de Pierre Arditi) sans pour autant perdre le spectateur, où alors juste le temps de le raccrocher la scène suivante et d’enchainer vers un final profondément émouvant, donnant à Fanny Ardant la pleine mesure de son talent. 
Acerbe et drôle, touchant et déroutant, La belle époque démontre une fois de plus que l’on peut écrire des comédies intelligentes et piquantes sans sombrer dans la caricature grossière ni flatter les plus bas instincts des spectateurs. C’est suffisamment rare pour être souligné et cela fait un bien fou.

samedi 9 novembre 2019

Furie

Tout part d’un fait divers, peu banal il est vrai. De retour de vacances, un couple qui avait prêté sa maison à la nounou de leur fils se retrouve à la rue. Leur demeure, confisquée par les nouveaux occupants, ne leur appartient plus. Ni aux yeux de la loi, ni aux yeux d’une administration aveugle et indifférente à une situation aussi absurde qu’inexplicable. 
Ce qui pourrait passer pour un abus de pouvoir prend des proportions insoupçonnées lorsque le père de famille, un professeur d’histoire pacifique et non violent, se retrouve confronté à ses propres contradictions. Car lorsque la société se montre incapable de nous protéger contre les agressions d’autrui, que nous reste t-il sinon la force brute et primitive ? Mais combien sont capables de s’imposer par la force quand des siècles de civilisation ont gommé nos instincts guerriers et nos réactions purement animales ? 
C’est à partir de ce postulat qu’Olivier Abbou déroule sa trame, celle d’un homme incapable de lever la main sur autrui plongé dans un monde où seuls les plus forts imposent leurs lois. Et lorsque craque le vernis de la civilisation, la couleur de peau et son cortège d’à priori ressurgissent et s’embrasent comme des braises couvant depuis trop longtemps sous la cendre. Car Paul Diallo est un homme noir, trompé par sa femme et spolié de ses biens de la manière la plus brutale et injuste qui soit. Alors quand les humiliations se font trop fortes, il n’aura d’autre choix que de se battre sur le même terrain que ses agresseurs avec tout ce que cela comporte comme sacrifice. 
Porté par un pitch intéressant, Furie, malgré les apparences, se révèle d’un conservatisme étonnant. En premier lieu, la maison symbolise tout ce qui fait Paul Diallo, de sa condition sociale à sa sexualité en passant par son identité d’homme. Sa perte, puis sa reconquête, symbolise donc l’essence même de ce qui constitue ce mâle hétérosexuel attaché à ses biens matériel (mais qui ne l’est pas ?) comme à sa virilité piétinée puis retrouvée à grands coups de barre de fer dans la tête. Vient ensuite l’idée première véhiculée par le film, celle d’une société absente qui nous condamnerait à un combat à mort pour la conquête des territoires et des femmes (traitées ici comme de simples objets sexuels). Sans loi ni protection juridique, voilà ce qui arrive et ce n’est pas beau à voir. 
Passé cette idéologie, Furie reste un thriller tendu et efficace jusqu’à un final qui sombre trop souvent dans le grand guignol pour être vraiment percutant, empruntant au passage quelques idées fortes (la lutte à mort pour un logement, l’asphyxie sous film plastique) au traumatisant Dream Home de Pang Ho-cheung. 
Un effort louable du cinéma hexagonal de sortir des sentiers battus du films d’horreur, pas toujours convaincant mais offrant une vision originale de la condition de l’homme moderne, fragile et aseptisé, protégé par une société castratrice mais dont les plus bas instincts ne demandent qu’à ressurgir pour peu qu’on aille les chercher assez loin.

samedi 2 novembre 2019

Le Traître

La Cosa Nostra avec ses hommes d’honneur et ses codes de conduite voulant que l’on ne touche ni aux femmes, ni aux enfants, ni aux juges, si toutefois elle a existé un jour, est morte depuis longtemps. Depuis que le trafic d’héroïne a supplanté le trafic de cigarettes, générant des bénéfices énormes et des appétits tout aussi démesurés. Alors quand il ne reste plus rien à sauver, quand les familles s’entretuent et entrainent dans leur danse de mort leurs proches et des civils innocents, il ne reste plus qu’un seul moyen de sauver sa peau. 
C’est précisément ce que va faire Tommaso Buscetta exilé au Brésil au début des années 1980 pour échapper aux tueurs du clan Corleone. Arrêté par la police brésilienne puis extradé en Italie, celui que l’on surnomme le boss des deux mondes va travailler avec le juge Falcone pour faire tomber les principaux chefs de la mafia. 
Il existe peu de genres aussi codifiés que celui du film de mafia qui, paradoxalement, n’a été que peu exploité par le cinéma italien. Dominée par les réalisateurs italo-américains (Scorsese, Coppola pour ne citer qu’eux), l’imagerie des mafieux, si elle a donné lieu à quelques chefs d’œuvres incontestés, reste globalement admirative face à une réalité plus complexe que cela. 
Et c’est là tout le mérite de Marco Bellocchio que de prendre le sujet à bras le corps pour, au-delà du film de genre, dresser sur vingt ans le portrait d’une organisation tentaculaire qui ne recule devant rien pour protéger ses propres intérêts, quel qu’en soit le prix. Car au-delà des parrains protecteurs et des hommes d’honneur, la mafia se résume aussi et surtout à des individus grossiers et violents comme le montre la réaction des membres du clan Corleone à la mort du juge Falcone. S’il reprend la trame classique du film de repenti (les années fastes, la chute, la trahison et la vie de reclus), Marco Bellocchio illustre son propos avec une liberté de ton qui force le respect et insuffle à son film un souffle épique incontestable. 
Le procès, pièce maitresse du long métrage, se transforme en opéra où les rôles principaux en premier plan sont accompagnés par le chœur des accusés devant un public de juges souvent dépassés par les évènements. La mort du juge Falcone, filmée depuis l’intérieur de sa propre voiture, nous place au premier plan de l’attentat et il faut remonter au plan séquence des Fils de l’homme d’Alfonso Cuaron pour retrouver pareille prouesse technique. On pourrait lister les moments de bravoure de la vie de cet homme magistralement interprété par Pierfrancesco Favino, un homme partagé entre son instinct de conservation et ses valeurs qu’il brandit comme un étendard pour justifier sa trahison. 
Mêlant la grande histoire et les anecdotes toutes plus captivantes et documentées les unes que les autres, le réalisateur clot son film par une scène dévoilant enfin la vraie nature de Pierfrancesco Favino, un tueur patient et déterminé au service d’une organisation cruelle et cupide, bien loin d’un quelconque idéal de défense des plus défavorisés. 
Le Traître dresse le portrait en creux d’hommes courageux sacrifiés pour combattre une hydre criminelle, de salauds patentés froids et cruels et d’individus essayant en vain de trouver une justification à leurs actes, obligés par le cours de l’histoire à une contrition qui les condamne à une vie passé dans la clandestinité. Marco Bellocchio démystifie l’image mafieuse en utilisant ses propres codes (la scène du baptême, les exécutions, les trahisons) en plus de nous offrir une page d’histoire de son pays ainsi qu’une belle leçon de cinéma.