A 83 ans, le poing toujours levé, Ken Loach ne lâche rien. On pourrait croire au regard de sa filmographie qu’il a au cours de toutes ces années balayé tout ce que notre société peut engendrer d’inégalités et de souffrance sociale. On peut aussi penser qu’il se livre à un combat sans fin tellement nos sociétés modernes inventent chaque jour de nouveau moyens de faire des bénéfices au détriment d’une masse laborieuse et le plus souvent silencieuse.
Alors Ken Loach reprend les armes, sa caméra, infatigable, pour dénoncer les injustices, encore et toujours, on on en ressort encore une fois lessivé, abasourdi par ce qui est pourtant sous nos yeux et que l’on se refuse de voir.
Sorry we missed you, titre ironique à double sens, traite de l’uberisation du travail, en Angleterre comme ailleurs. Si le travail difficile et mal rémunéré est une aberration, le sort réservé à ces nouveaux auto entrepreneurs en est la quintessence. A travers l’histoire d’une famille de Newcastle, le réalisateur dresse le portrait de ce nouveau mode d’exploitation, celui qui consiste à faire miroiter le miroir aux alouettes du libre arbitre et de la liberté d’entreprendre pour mieux pressuriser une main d’œuvre devenu corvéable à merci.
Car pour satisfaire aux besoins des consommateurs, nous même, les livreurs de chez Amazon, les chauffeurs de chez Uber et les milliers d’autres travailleurs à leur compte personnalisés par Ricky se lancent dans une course à la rentabilité qui ne peut avoir d’autre issue que leur santé physique et mentale et l’implosion d’une vie de famille sacrifiée d’avance. Responsable de son propre outil de travail qu’il doit financer, soumis à des règles d’entreprise alors même qu’il ne bénéficie d’aucune protection de la part de ce même employeur, tributaire d’un emploi du temps directement corrélé à son salaire, Ricky s’enfonce dans un bourbier inexorable et entraine avec lui sa famille en crise.
Ni binaire (le discours moralisateur mais positif du policier) ni larmoyant ou condescendant lorsqu’il dépeint une classe ouvrière criante de vérité, Ken Loach se pose comme l’un des derniers témoins d’une époque clivante où les différences entre les riches et les pauvres ne cessent de se creuser et où les ouvriers deviennent leurs propres patrons, tributaires et responsables de leurs rendements sans aucune protection sociale. La force de son cinéma n’a d’égal qu’une économie de moyen qui force le respect, le choix d’un casting une fois encore d’une justesse époustouflante qu’il s’agisse des relations professionnelles ou familiales de Ricky.
Bien que traversé par quelques rares périodes de bonheur, comme cette virée entre le père et sa fille reprise sur l’affiche française, ou ce trajet familiale dans le camion, Sorry we missed you se vit à toute vitesse avec un constant sentiment d’urgence. On est en permanence sur les nerfs, persuadé que le pire peut arriver à tout moment. Un accident, un retard, le moindre accroc a des répercussions irréversible pour cette famille au bord du gouffre. Et c’est cette tension continue vécue par tant de travailleurs précaires que nous balance Ken Loach en pleine figure, histoire de nous faire réfléchir aux conséquences de nos actes, de nos choix de consommation et de notre capacité à tourner la tête devant le malheur des autres.
Cinéaste infatigable, Ken Loach laboure le même sillon depuis des dizaines d’années et parvient pourtant à se réinventer à chaque fois. La marque des grands.
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