lundi 28 octobre 2019

Sorry we missed you

A 83 ans, le poing toujours levé, Ken Loach ne lâche rien. On pourrait croire au regard de sa filmographie qu’il a au cours de toutes ces années balayé tout ce que notre société peut engendrer d’inégalités et de souffrance sociale. On peut aussi penser qu’il se livre à un combat sans fin tellement nos sociétés modernes inventent chaque jour de nouveau moyens de faire des bénéfices au détriment d’une masse laborieuse et le plus souvent silencieuse. 
Alors Ken Loach reprend les armes, sa caméra, infatigable, pour dénoncer les injustices, encore et toujours, on on en ressort encore une fois lessivé, abasourdi par ce qui est pourtant sous nos yeux et que l’on se refuse de voir. 
Sorry we missed you, titre ironique à double sens, traite de l’uberisation du travail, en Angleterre comme ailleurs. Si le travail difficile et mal rémunéré est une aberration, le sort réservé à ces nouveaux auto entrepreneurs en est la quintessence. A travers l’histoire d’une famille de Newcastle, le réalisateur dresse le portrait de ce nouveau mode d’exploitation, celui qui consiste à faire miroiter le miroir aux alouettes du libre arbitre et de la liberté d’entreprendre pour mieux pressuriser une main d’œuvre devenu corvéable à merci. 
Car pour satisfaire aux besoins des consommateurs, nous même, les livreurs de chez Amazon, les chauffeurs de chez Uber et les milliers d’autres travailleurs à leur compte personnalisés par Ricky se lancent dans une course à la rentabilité qui ne peut avoir d’autre issue que leur santé physique et mentale et l’implosion d’une vie de famille sacrifiée d’avance. Responsable de son propre outil de travail qu’il doit financer, soumis à des règles d’entreprise alors même qu’il ne bénéficie d’aucune protection de la part de ce même employeur, tributaire d’un emploi du temps directement corrélé à son salaire, Ricky s’enfonce dans un bourbier inexorable et entraine avec lui sa famille en crise. 
Ni binaire (le discours moralisateur mais positif du policier) ni larmoyant ou condescendant lorsqu’il dépeint une classe ouvrière criante de vérité, Ken Loach se pose comme l’un des derniers témoins d’une époque clivante où les différences entre les riches et les pauvres ne cessent de se creuser et où les ouvriers deviennent leurs propres patrons, tributaires et responsables de leurs rendements sans aucune protection sociale. La force de son cinéma n’a d’égal qu’une économie de moyen qui force le respect, le choix d’un casting une fois encore d’une justesse époustouflante qu’il s’agisse des relations professionnelles ou familiales de Ricky. 
Bien que traversé par quelques rares périodes de bonheur, comme cette virée entre le père et sa fille reprise sur l’affiche française, ou ce trajet familiale dans le camion, Sorry we missed you se vit à toute vitesse avec un constant sentiment d’urgence. On est en permanence sur les nerfs, persuadé que le pire peut arriver à tout moment. Un accident, un retard, le moindre accroc a des répercussions irréversible pour cette famille au bord du gouffre. Et c’est cette tension continue vécue par tant de travailleurs précaires que nous balance Ken Loach en pleine figure, histoire de nous faire réfléchir aux conséquences de nos actes, de nos choix de consommation et de notre capacité à tourner la tête devant le malheur des autres. 
Cinéaste infatigable, Ken Loach laboure le même sillon depuis des dizaines d’années et parvient pourtant à se réinventer à chaque fois. La marque des grands.

samedi 12 octobre 2019

Joker

Drôle de film que ce Joker, à cheval entre l’univers DC Comics et la peinture urbaine d’une ville à la dérive, tiraillé entre la naissance de l’un des méchants les plus emblématiques de la mythologie super héroïque et la descente aux enfers d’un homme malade bousculé par une société indifférente se nourrissant du malheur d’autrui. 
Sur le papier, le long métrage avait toutes les chances de se planter en basculant vers la peinture outrancière d’un Joker dépressif ou la chronique larmoyante d’un psychopathe en devenir. Et pourtant il n’en est rien, le miracle opère et Joker se révèle contre toute attente une immense réussite doublé d’un potentiel gros succès public. 
Si l’on retiendra bien sur la performance hallucinante d’un Joaquin Phoenix totalement investi dans son rôle et la réalisation soignée d’un Todd Philipps que l’on n’attendait décidément pas dans cet univers, la force du film tient aussi et surtout dans un scénario malin qui réinvente les origines du Joker de manière nouvelle tout en respectant l’univers du Dark Knight. 
Très librement inspiré du comic The killing Joke dans lequel Alan Moore décrit le Joker comme un comédien raté et frustré de stand up, le film de Todd Philipps n’en est cependant pas une adaptation au sens premier du terme. Nous sommes en effet encore loin de la furie psychotique de la bande dessinée d’Alan Moore et Brian Bolland (il faut voir le sort réservé au commissaire Gordon et à sa fille Barbara pour mesurer toute la perversité du personnage) ou de de la fantasmagorie hallucinée du mythique Arkam Asylum de Grant Morrison et Dave McKean. Ce Joker version 2019 possède sa propre personnalité et pose les fondements de ce qui deviendra l’ennemi juré, le double maléfique de Batman. 
Le lien de parenté, fantasmé ou réel, proposé par le film entre les deux personnages constitue d’ailleurs l’une des idées géniales d’un récit qui n’en manque pas. Tout comme cette propension à ancrer le Joker dans sa propre mythologie (Gotham, Alfred, la famille Wayne, l’asile d’Arkam) et de nous proposer une genèse du futur Batman, posant le super vilain en pierre fondatrice de ce que deviendra bientôt le jeune Bruce. 
Certes, le film dresse le catalogue quasi exhaustif des traumas propre à tout psychopathe qui se respecte, de l’absence du père, génétique ou symbolique, à la mort de ces derniers, en passant par les relations quasi incestueuses avec une mère au passé trouble, aux traumatismes liés à une enfance sacrifiée et à la brutalité d’une société où prévaut la loi du plus fort. C’est sur ce terreau que va (re)naitre le super vilain en chef de Gotham, symbole d’un soulèvement des classes les plus défavorisées dans un final aux délicieux relents anarchistes. 
Parfois trop démonstratif lorsque qu’il nous montre Arthur Fleck montant pesamment les escaliers au début du film et le Joker descendant ces même marches en sautillant, ou lorsque le réalisateur croit nécessaire de nous expliquer la vrai nature de ses relations avec sa voisine Sophie Dumond à grand coups de flash back, Joker n’en demeure pas moins un film d’une maitrise scénaristique et visuelle qui force le respect, la prestation de Joaquin Phoenix, loin de s’opposer à celle de Heath Ledger, se posant justement en matrice de ce que deviendra ensuite le personnage dans le film de Christopher Nolan. 
Réalisateur et co-scénariste, Todd Philipps pose une pierre fondatrice et profondément respectueuse de l’œuvre original en construisant son personnage touche par touche (l’origine de son rire dément, idée brillante, son costume et son maquillage, son nom, son rejet des normes qui se transformera en nihilisme). Il prouve une fois de plus après Logan de James Mangold que le bestiaire super héroïque DC ou Marvel peut engendrer des œuvres adultes et intelligentes, profondément ancrées dans leurs propres codes tout en ouvrant de multiples fenêtres vers un public plus large que les lecteurs de la première heure. C’est une excellente nouvelle, espérons que les studios s’en inspireront.